Le rôle de l’interprète : une réflexion

Je me suis bien longtemps interrogée sur ce drôle de couple que constituent le compositeur et son interprète. Cette relation de co-dépendance est assez unique, et prend un tour encore plus étrange alors que les moyens technologiques actuels permettent aux compositeurs d’aujourd’hui d’écrire sans être eux-mêmes instrumentistes.

Sans être à proprement parler un créateur, l’interprète n’est pas non plus seulement un outil. Quand j’essaye de l’expliquer à un néophyte, j’en suis venue à utiliser cette métaphore :

Imaginons que le compositeur soit un créateur de mode. Il définit son univers, il dessine des robes.

Moi je suis sa couturière, sa « petite main ».

En partant du dessin de la robe, je vais créer un patron, découper les tissus, réaliser un bâti… bref, je vais coudre la robe.

Mais je suis aussi le top model: C’est moi qui vais porter la robe !

Finalement quand on y réfléchit c’est la même chose avec le répertoire « classique », sauf que dans ce cas c’est une réalisation de costume d’époque, que beaucoup de couturiers ont réalisé ce modèle avant nous, qu’on a vu d’autres le porter — avec plus ou moins de bonheur —, qu’on peut télécharger les patrons, et qu’il y a des tutoriels sur YouTube sur la façon de le réaliser point par point… ça ne rend pas l’exercice plus facile, c’est un travail colossal, mais disons que c’est plus balisé.

Moi j’adore être la première à réaliser un design. J’aime imaginer comment je vais faire le patron, choisir les tissus, essayer des choses, envisager tous les possibles, prendre mon temps pour réaliser le bâti… c’est en général à ce moment-là que je partage pour la première fois « ma » robe avec son auteur, c’est pas complètement fini mais on voit à quoi cela va ressembler, pour avoir son aval que le résultat est similaire à ce qu’il avait en tête quand il a dessiné son vêtement. Parfois c’est le cas, parfois pas. Parfois aussi ça ne ressemble pas tout à fait à ce qu’il avait imaginé mais ça lui plait.

Bien sûr quand je reçois le croquis, je sais assez vite si la robe va m’aller ou pas. Si elle camoufle mes défauts, si elle met en valeur mes atouts… Quand ce n’est pas le cas, il faut accepter de ne pas être à son avantage…

C’est difficile de ne pas mettre trop de soi dans cet exercice. Bien sûr j’ai envie d’être belle dans cette robe, mais il ne s’agit pas de moi… Il faut savoir accepter de se mettre en retrait, d’être « au service » de la robe.

On peut faire quelques ajustements, mais il ne s’agit pas de transformer une salopette en fourreau du soir parce qu’on s’y sent plus séduisant !

Parfois je reçois des choses extrêmement précises, dessinées sur du papier grille, chaque couture est sur-expliquée, les tissus sont envoyés avec, on m’explique même comment utiliser ma machine à coudre, quelle doit être ma démarche sur le podium lors du défilé !

Parfois c’est au contraire un grand fouillis, juste une idée, un mouvement…

Mais en fait ça n’a aucune importance.

Je m’explique : le fait que le dessin soit complètement psychorigide, dilettante ou bordélique, ÇA FAIT PARTIE DU DESSIN.

Je ne suis pas là pour juger, je suis là pour comprendre. Je suis l’avocate de la pièce. Peu importe si elle est coupable ou pas. Je suis de son côté.

Et tous les indices sont bon à prendre.

En fait, à la réception de la partition, deux choses différentes sont à découvrir/analyser : l’histoire — la pièce elle-même si vous préférez (et j’en reparlerai plus en détail dans un autre article) —, et son auteur, que vous pouvez discerner d’après la façon dont il vous transmet, à travers le score, sa pièce. Quand on lit une fiction, on ressent la personnalité de l’auteur, non ? À travers son style, son vocabulaire, la longueur de ses phrases, de ses chapitres etc. Il n’y a aucune raison, que parce que le langage choisi est musical, ce soit différent.

C’est incroyable tout ce que l’on peut apprendre de la personne-compositeur à la lecture de sa partition quand on prend le temps de le faire ! On a parfois tendance à oublier qu’il y a une personne derrière tout cela, avec ses qualités, ses défauts, ses doutes, ses forces, ses faiblesses. Je pense que c’est probablement parce que, enfant, quand on vous donnait un mouvement de Bach à apprendre pour le prochain cours, pas une seule seconde vous pensiez (enfin, en tout cas, moi je ne le faisais pas) à la personne « Jean-Sébastien » derrière ces deux pages de doubles croches. J’analysais la structure, travaillais ma justesse, essayais d’avoir un beau son, vérifiais ma vitesse en travaillant au métronome, que sais-je. On me parlait de « style ». De « bon goût ». Éventuellement on remettait dans « le contexte historique ». Mais jamais je me demandais quel genre de personne il était, Jean-Sébastien. Je prenais ses pages écrites comme un objet établi, sans aucune connexion avec l’humain derrière. Et pourtant. C’est essentiel, non, d’essayer de comprendre la personne qui a écrit les mots que vous vous apprêtez à dire sur scène en son nom ? En tout cas ça change tout, je pense, quand on le fait.

Donc à la lecture de cette nouvelle pièce, avant même d’y mettre les mains dessus, vous allez recevoir tout un tas d’informations sur son auteur. Est-ce un manuscrit ou une édition ? si c’est une édition, est-elle gravée par un professionnel ou par le compositeur lui-même ? Comment est faite la mise en page ? A quoi ressemble la notice (s’il y en a une) ? Comment sont indiqués les mouvements métronomiques ?

On peut avec ces éléments se rendre compte assez vite si on a affaire à un matheux ou bien à un littéraire, son expérience dans la composition, son expérience avec les musiciens, ce qui est important pour lui/elle.

Et c’est important dans le cadre de votre interprétation, car c’est le filtre à travers lequel vous devrez travailler et interpréter la pièce elle-même, l’histoire.

Par exemple, si on vous indique la noire=102,4, vous allez sourire. Parce que, déjà, entre 100 et 104, la différence est bien fine… Alors 102,4 !!! Trouvez-moi donc un métronome qui le fait ! Mais en fait, ce n’est pas le 102,4 qui est important, c’est que, du coup, la double croche de quintolet est égale à la croche pointée précédente, et que c’est très important aux yeux de l’auteur, suffisamment important pour qu’il note : « 102,4 ». Que le rythme est donc central dans la pièce qu’il vous a envoyée. Et que c’est quelqu’un de précis, pointilleux. Donc quand vous allez lire/analyser/travailler sa pièce, vous devrez garder cela en tête et mettre en avant la construction rythmique de la pièce avant tout.

Par contre, si vous avez en face de vous une pièce sans métrique avec de multiples appogiatures/groupes de quinze petites notes sur chaque blanche, vous savez que vous avez plutôt affaire à un littéraire, pour lequel la poésie du phrasé passera avant tout.

Une mise en page très soignée, des tournes aménagées (je suis un dinosaure: je travaille encore sur papier !), des indications de tempo en toutes lettres (Andante, Presto…) : vous êtes en présence d’un amoureux du musicien, qui veux que vous vous sentiez bien à l’aise. Probablement il voudra que vous mettiez beaucoup de vous/de votre personnalité dans sa pièce.

Une graphie étrange, des symboles jamais utilisés, c’est un aventurier ! Quelqu’un qui veut vous faire entendre/jouer de l’inouï, qui veux que vous sachiez qu’il est différent des autres.

Il serait impossible de vous faire une liste exhaustive de tous ces indices, bien sûr. Une fois de plus, je schématise ! Il y a une multitude de détails à prendre en compte, du titre de la pièce au fait que son auteur se borne à vous écrire des fa bémols au lieu de mi bécarres. Et parfois ils seront contradictoires. Mais c’est normal, on est dans l’humain, on a tous nos contradictions !

Mais dans tous les cas il me semble essentiel d’user d’empathie (et de bienveillance) à la lecture d’une nouvelle pièce, et de se servir de ces indices pour décrypter « l’histoire ».


Cela dit, parfois (souvent), je trouve que la façon dont la pièce est visuellement « présentée » est un obstacle au bon déroulement de ma performance de celle-ci.

Je m’explique.

Je me suis rendue compte avec le temps de l’incroyable efficacité du réflexe entre l’œil et la main – entre la lecture et le geste, si vous préférez. Avant même que vous ayez eu le temps de la conceptualiser, vous voyez quelque chose, vous le jouez. De la même façon, j’ai réalisé que beaucoup d’erreurs en répétition ou en concert prenaient racine dans un doute lié à une mauvaise graphie de la partition. Ça peut être des micro-détails, comme une enharmonie maladroite :

Ou bien une mauvaise répartition visuelle de la rythmique dans une mesure,

Eh oui, ce sont bien des temps réguliers !

Dans ces cas-là, tout simplement, notre œil « hésite » quelques millisecondes à réorganiser l’information, et parfois cela engendre une erreur.

Une représentation rythmique comme cela :

Vous êtes en présence d’un spectraliste !

Ou bien d’un manque d’aération dans les ligatures…

Angoissant, n’est-ce pas ?
Bon, c’est un peu mieux mais ça fait toujours peur.
On commence à se sentir plus confortable…
En fait, il est facile, ce trait.

Parfois il s’agit d’un trop plein d’information :

qui en fait nuit à l’information. Vos yeux sont obligés d’aller vers le haut, vers le bas, et vous perdez votre lecture linéaire, donc vous perdez du temps.

Malgré le fait que ces « graphies » me gênent, je ne peux nier qu’elles font partie de la « personnalité » de la partition, même quand elles ne sont que des maladresses éditoriales, et que par là même, elles me sont utiles dans la construction de mon interprétation. Mais comme je suis persuadée qu’une lecture fluide et confortable du texte est un élément clé dans la réussite d’un concert, je me suis trouvée devant ce dilemme : que privilégier ? L’univers esthétique/psychologique du compositeur, ou bien mon propre confort de lecture, garant d’un concert réussi (et par-delà d’un compositeur satisfait) ?

Eh bien, ma réponse a été : rien. Enfin, les deux, mon capitaine.

J’en suis venue à la conclusion que l’idéal est d’avoir deux scores : un avec la pensée du compositeur sans aucun compromis, et un « sur mesure » pour la réalisation de la pièce en concert. Mais bien sûr, ce qui est confortable pour moi ne l’est pas nécessairement pour un autre violoniste, et il est inimaginable de demander à un compositeur de refaire un matériel à chaque nouvel interprète !

J’ai donc appris à utiliser un logiciel d’édition de musique, afin de pouvoir, si je le souhaitais, me faire moi-même un matériel idéal pour la performance de la pièce en concert.

Si j’en viens rarement à cette extrémité, car elle est quand même chronophage — bien souvent un peu de Tipp-Ex suffit à corriger une enharmonie gênante, un bâton ou deux pour rectifier une mauvaise répartition rythmique dans une mesure —, je vais vous montrer deux exemples de pièces créées en 2020 où j’ai trouvé nécessaire cette réalisation : « Black Gondola » d’Erqing Wang et « Shush, overload » de Diana Soh.

Commençons par la géniale pièce de Diana, que je devais créer à la Biennale des Musiques Exploratoires au printemps dernier, avant que notre cher virus ne s’en mêle… (je vous invite à découvrir, si vous ne l’avez pas encore fait, le merveilleux univers de cette compositrice ici et d’aller écouter le quatuor dont la pièce est inspirée ici !)

La raison pour laquelle la pièce est écrite sur plusieurs portées est très simple et naturelle. Bien que ce soit un solo, j’y joue de plusieurs « instruments » : du violon bien sûr, mais aussi des sifflements, des vocalises, des coups de pieds sur le sol et plusieurs petites « percussions » : un vibraslap, une poêle à frire, une sonnette, un jouet qui couine, et une règle en métal.

cliquez pour agrandir!

Je me trouvais devant plusieurs défis :

  • Tout d’abord, je suis violoniste (!), et ma lecture verticale n’est pas très développée. Je veux dire, je lis comme tout le monde des scores de musique de chambre et d’orchestre, mais je vais pas très vite.
  • Ensuite, je suis violoniste (!!!), et ma maîtrise de la percussion est… assez sommaire (mais bien meilleure aujourd’hui, grâce à Diana !)
  • Les vocalises sont écrites, comme il se doit, en phonétique, et comme je ne suis pas chanteuse, cet « alphabet » ne m’est pas très familier. (Enfin, il ne déclenche aucun réflexe chez moi, je suis obligée de réfléchir, et regardez, ce passage est tout de même à 108-112 à la noire.)
  • Toutes les percussions sont écrites (comme il se doit aussi) avec des notes en forme de croix, et je suis donc obligée de « lire » l’instrument (et du coup je perds du temps. J’ai dit que ce passage était à 108-112 à la noire ?)
  • Pour rajouter encore un peu de challenge à une pièce qui n’en manque pas, la pièce est légèrement mise en scène, et dans ce passage je dois me retourner (à droite ou à gauche) toutes les quelques mesures. Cela engendre deux pupitres en face l’un de l’autre, un à droite et un à gauche, et donc la difficulté supplémentaire de devoir enchaîner sur la bonne mesure, au milieu de toutes les autres… Dans le contexte d’un concert, ça peut vite devenir déroutant.

Tout ça en jouant du violon, bien sûr.

Malgré le fait que la présentation graphique de la pièce est techniquement parfaite, j’ai décidé de reprendre complètement le score, pour minimiser mes problèmes de lecture – et pouvoir par-delà diriger toute mon énergie et ma concentration sur les problèmes de réalisation !

  • J’ai tout « resserré » sur une portée, pour moi cela devient plus clair si j’ai une vision directe de la rythmique globale entre tous les instruments.
  • J’ai « traduit » la phonétique en syllabes pour que je n’aie aucun doute sur la prononciation, et ces syllabes sont devenues mes têtes de notes quand elles ne sont pas associées à un autre son/note, ou ajoutées juste au-dessus, comme une double corde, quand elles le sont. Pour les mots « Haut » et « Bas », j’ai choisi de ne mettre que la première lettre.
  • J’ai choisi des symboles différents pour chaque percussion/mouvement de pied, en essayant au maximum que ceux-ci ressemblent à l’instrument qui les représente (enfin, plus ou moins.)
  • Et j’ai fait deux partitions distinctes, une pour la page du pupitre de gauche et une pour celui de droite, la mesure que je dois jouer au moment de mon retournement toujours en début de système, en indiquant l’ordre aussi clairement que possible, avec des chiffres.
  • Je n’ai pas écrit les passages joués par cœur, car je les travaille de mémoire dès le début de mon apprentissage, par choix.

Et voilà ce que ça donne :

La page du pupitre de gauche :

Et celle du pupitre de droite :

Avec ce matériel, qui est très confortable pour moi, je peux me concentrer sur l’essentiel, la musique.


Dans le cas de la pièce d’Erqing Wang (un jeune compositeur chinois très prometteur ! Si vous voulez en savoir plus, c’est ici), ce fut un peu différent ! Je devais jouer cette pièce dans le cadre d’un récital au New England Conservatory de Boston, où je mêlais des pièces du « répertoire » avec trois pièces d’étudiants du conservatoire.

J’ai donc reçu, assez tardivement (comme presque toujours !) « Black Gondola » (La gondole noire), ou comme j’ai fini par l’appeler affectueusement, « Bad trip à Venise ». En voici la seconde page :

Ma première réaction, à la vue du style d’écriture (une ligne supérieure pour la main droite, une ligne inférieure pour la main gauche) a été : je me demande à quoi ressemblerait le concerto de Sibelius ou la Chaconne de Bach s’ils avaient décidé d’écrire en utilisant ce système ! Parce qu’on pourrait écrire tout comme cela… J’ai même joué avec l’idée d’éditer les premières mesures, pour voir si les étudiants reconnaitraient ces tubes du répertoire violonistique ! (Mais bon, il n’y a que 24 heures dans une journée, et cela semblait un peu extrême juste pour une blague). Pour ajouter à l’exercice intellectuel, au lieu d’écrire les cordes à vide pour la main droite sol-ré-la-mi, il a décidé d’utiliser fa-la-do-mi. Inutile de vous dire que cette écriture ne déclenche aucun réflexe de jeu chez moi !

Ma deuxième réaction a été de penser : il doit être claviériste.

Ensuite, je dois avouer, j’ai été un peu découragée. Et je peux vous assurer que je ne suis pas facilement découragée !

Je lui ai donc envoyé un email, ainsi qu’à son professeur, pour lui demander s’il ne pouvait pas me réécrire la pièce de façon un peu plus « conviviale ».

Quelques jours plus tard, je suis revenue dessus. En plus de la situation main gauche/main droite, la difficulté rythmique aussi était accablante. En même temps, la pièce  » transpirait  » le sérieux et la précision. Plus je lisais la pièce, plus je me rendais compte que je devais la « traduire » pour la rendre lisible, plus confortable. Et que j’étais la seule à pouvoir le faire, car j’étais la seule à savoir dans quoi je serai confortable !

Donc j’ai commencé le travail de traduction dans la langue « violon ». De l’interprétation dans tous les sens du terme !

Avant tout autre chose, le décryptage rythmique.

Quand on indique un triolet dans un quintolet dans un septolet, ça n’a plus de ressenti rythmique, vous voyez ce que je veux dire ? Si vous voyez un septolet sur trois temps, c’est certes plus complexe à mettre en place que quatre doubles croches sur un temps, mais malgré tout, quand je le vois, j’ai un ressenti de la vélocité dans laquelle je dois jouer. Quand on ajoute un quintolet à l’intérieur, puis un triolet à l’intérieur de ce dernier, je n’ai plus ce ressenti.

Je peux comprendre l’utilisation de ce genre de rythmique dans une pièce d’ensemble — et dans ce cas, je n’y toucherais pas — mais dans une pièce solo, qui par essence sera sujette à un effet cadentiel, je me demandais ce qu’Erqing essayait de me dire. Voulait-il être « difficile à obtenir », que sa pièce ne puisse pas être juste déchiffrée ? Voulait-il mettre son interprète (en l’occurrence moi) dans un état de panique nécessaire à l’atmosphère de la pièce ?

Quoi qu’il en soit, je décidais de traduire ses rythmes complexes en changement de tempi, pour que je puisse ressentir la vélocité plus facilement.

Par exemple, dans la première mesure du premier système de l’exemple, j’ai décidé de changer l’unité de temps, la double croche pointée à 112, par une croche et d’en faire un 4/4 à 56 à la noire (ou à 112 à la croche) et de traduire le rythme obtenu en triolets comme indiqué sur le manuscrit. Plus tard, j’ai décidé d’en faire deux 4/4 à 112 à la noire, pour qu’il y ait plus d’homogénéité entre les tempi du passage.

Et j’ai traité toutes les mesures de la pièce, en prenant soin DE NE RIEN MODIFIER rythmiquement. J’ai juste changé « l’orthographe ».

En faisant ce travail, je me suis dit que Erqing voulait par ces rythmiques complexes que je me sente instable – que l’instabilité était centrale dans sa pièce. Un peu comme sur une gondole ! Enfin c’est comme cela que je l’ai compris. Je me suis donc promis que, même si j’avais traduit le rythme dans quelque chose de plus confortable, je garderai ce sentiment comme fil rouge de la pièce.

Après ce travail de décryptage, commença l’édition de la partition.

Une grande partie de la pièce est construite sur des glissades de la main gauche, avec un rythme strict sur la droite.

Petit à petit j’ai « accepté » l’idée que si Erqing avait décidé d’écrire sa pièce de cette façon, c’est qu’il n’en avait pas de meilleure. Difficile de faire autrement. En l’éditant de cette façon, je prenais déjà des décisions d’interprétation, et par-delà rendait mon matériel inutilisable pour d’autres violonistes.

J’ai pris la décision de décrypter aussi les glissandi, mais dans le but de respecter au maximum la volonté du compositeur, j’ai décidé de mettre les notes de départ et d’arrivée de glissade dans la taille normale, et de mettre les notes entre beaucoup plus petites (car elles ne sont pas fixes) – j’ai considéré un moment de les mettre entre parenthèses, mais cela rendait la partition trop « brouillonne ». J’ai également mis en place une notation particulière pour les groupetto glissés du début du deuxième système, car noter, même approximativement, les hauteurs aurait engendré un réflexe de « doigtés » et je devais trouver un moyen graphique de garder ma main gauche dans l’évidence du glissé. Finalement, une glissade avec des « têtes de notes/doigtés » s’est avérée assez efficace.

J’ai fini par obtenir cela :

Je n’ai mis aucune indication écrite de ponticello, tasto ou legno : J’ai décidé il y a bien longtemps d’utiliser un système de couleur pour les modes de jeu, afin de limiter au maximum de devoir lire au-dessus et en dessous du système, et de garder ma ligne de lecture aussi fluide et ininterrompue que possible. (Mais j’aurais l’occasion de vous en reparler !)

En conclusion, je dirais qu’après avoir passé ces nombreuses heures « en compagnie » d’Erqing (à travers sa partition) mon sentiment est qu’il y a énormément de sens derrière une écriture si complexe. Peut-être voulait-il que son interprète fasse des efforts, que rien ne soit évident. Ça m’a aussi traversé l’esprit qu’il voulait peut-être tout simplement être pris au sérieux.

En tous cas, il est sûr que la « graphie » de sa pièce, malgré le fait qu’elle était pour moi « illisible » et que j’ai joué sur un matériel sur mesure, a beaucoup influencé la façon dont j’ai travaillé et interprété sa pièce. Et je la trouve fantastique, cette pièce !


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